Interviste

Intervista a Jean-Charles Vegliante - Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3

 

Francesca Andreotti
Università per Stranieri di Siena

 

 

 

J’ai le plaisir d’interviewer Jean-Charles Vegliante, Professeur à la Sorbonne Nouvelle - Paris 3, qui, depuis un an environ, dirige un groupe de traduction collective des Canti de Giacomo Leopardi en français dans le cadre de son séminaire CIRCE (Centre Interdisciplinaire de Recherche sur la Culture des Echanges – domaine italo-roman). Il s’agit d’un groupe bilingue composé de jeunes chercheurs ou doctorants, s’intéressant tous aux problèmes des transferts linguistico-culturels, à partir de compétences et de sujets de recherche variés.

Le travail, dont la publication est prévue chez un grand éditeur, concerne la traduction intégrale du recueil léopardien. Cette entreprise a comme seul précédent la traduction intégrale en vers (accompagnée d’une présentation, d’une chronologie et d’une bibliographie, ainsi que de notes), préfacée par Mario Fusco, que Michel Orcel faisait paraître chez un éditeur suisse, l'Âge d'homme de Lausanne, en 1982. Cette même année, Gallimard publiait un volume rassemblant des reprises de traductions en prose des Canti (avec un choix des petites Œuvres morales). Une nouvelle édition mise à jour de l’ouvrage d’Orcel a été proposée par Flammarion en 2005 : c’est bien là, actuellement en France, l’édition grand public, la vulgate pour ainsi dire, des Chants léopardiens.

 

 

Francesca Andreotti. Avendo relativamente da poco – data l’entità dell’opera… – concluso la sua traduzione francese della Commedia dantesca e mentre stava ancora ultimando quella della Vita nova, ha ben pensato di dare l’abbrivio a un’altra impresa titanica come la traduzione, in versi e in metrica, dei Canti leopardiani. Coltiva per caso un segreto progetto di traduzione in francese dei grandissimi classici italiani…?!

 

Jean-Charles Vegliante. Una vita non basterebbe, hélas…a colmare in modo decente l’ignoranza capillare (Français, votre méconnaissance des autres donne le vertige fu una battuta, forse solo una battuta, di Vittorini nel 1957 – e progressi, a dire il vero, ce ne sono stati – per un’intervista come la nostra di oggi), non della letteratura italiana in assoluto, la quale ha conosciuto anzi un momento di strano amore, ma della lingua-cultura che ne consenta l’accesso appena appena fine e variegato. Ossia senza i soliti appiattimenti sulla doxa locale, magari creduta, com’è ovvio soprattutto qui, universale.

 

F.A. Bien sûr il faut rappeler que, contrairement à celle de la Commedia, la traduction de la Vita nova est le résultat, ainsi que le sera celle des Canti, d'un travail collectif. Je pense pouvoir affirmer – sur la base de mon expérience directe d’étudiante et de lectrice puis de collaboratrice – qu’un aspect caractéristique de votre façon de concevoir l’activité de traduction réside en une dimension dialogique et chorale : une pluralité de sensibilités linguistiques et de connaissances variées (plutôt que de techniques) qui fondent la possibilité même de traduire. D’un point de vue méthodologique, cette conception se réalise en une approche interdisciplinaire de fond qui trouve une correspondance concrète, sur le plan de la pratique, dans l’interaction et l’échange entre les différentes compétences et consciences linguistiques des membres participant au groupe de traduction. En théorie et en pratique, donc, quels sont les principes inspirateurs et les démarches concrètes de votre méthode de travail et comment ce dernier est-il organisé ? E fin, quels sont les traits distinctifs de ce projet de traduction léopardien par rapport aux travaux déjà existants (je pense surtout à l’ouvrage de Michel Orcel qui est évidemment le plus important et celui de référence) ?

 

J-C.V. Sur la traduction collective la chose importante c’est que nous travaillons au sein d’un séminaire de type universitaire, scientifique si vous voulez. C’est tout à fait différent des traductions faites par un groupe de traducteurs, fusse-t-ils chacun individuellement d’un excellent niveau scientifique, mais qui n’ont pas ce travail de groupe, de type universitaire mais inventif, comme nous avons au sein du séminaire CIRCE. Donc quand nous disons « traduction collective » cela signifie une traduction qui a été d’abord préparée par toute une série de réflexions sur ce qu’est traduire, ce qu’est la « pratique-théorie » de la traduction (critique et créative), en quoi la traduction est une forme d’herméneutique très profonde du texte, quels sont les a priori ou les concepts principaux auxquels nous nous rattachons (Walter Benjamin, Antoine Berman, Henri Meschonnic, par exemple) : c’est tout à fait différent de certaines autres écoles. Donc nous avons déjà une communauté de traducteurs éprouvée, et c’est parce qu’il y a une communauté de traducteurs que nous pouvons produire une traduction collective.

Tous les autres exemples que je connais sont des traductions de groupe dont des parties sont distribuées à des spécialistes ou à de non-spécialistes, peu importe, et qui ensuite sont mises ensemble, collationnées et vérifiées par le directeur de ce groupe. Cela ne m’intéresse pas, je suis même relativement opposé à ce type de pratique parce que les voix de différents intervenants se sentent (et s’entendent) quand on observe les textes d’un peu près et de façon fine, comme il faut observer tout texte digne de ce nom. Mieux vaut alors qu’il y ait un traducteur unique, qui impose sa voix : évidemment cette voix n’est pas celle de l’auteur, c’est celle du traducteur ; comme je l’écris dans l’Introduction à la Vie nouvelle qui vient de paraître, toute voix comporte des infléchissements « qui ne sont pas toujours hélas les marques d’un style ». Un risque que notre collégialité atténue un peu. De ce genre de traduction, des Canti de Leopardi nous avons en France l’ouvrage de Michel Orcel, qui lui-même a travaillé par ailleurs en universitaire sur Leopardi – contrairement à d’autres traducteurs pour ainsi dire professionnels. Donc il n’a pas fait quelque chose sous le coup d’inspirations subites mais a vraiment produit une traduction qui a été pensée en amont (nous partons de son travail, du reste, comme d’une vulgate française). Cela c’est très bien, et j’ai essayé de le faire pour la Comédie de Dante : c’est ma voix qui passe, aussi, à travers le maximum – c’est ce que j’ai voulu en tout cas – de fidélité “possible” à la voix d’un autre, et en l’occurrence à travers un scrupule philologique où toute voix particulière s’amoindrit.

 

F. A. Bien, je saisis l’occasion de ce que vous venez de dire pour vous demander quelles remarques vous feriez à propos de cette entreprise léopardienne, à la lumière de vos précédentes expériences de traduction de Dante, notamment vis-à-vis des analogies et des différences ? Quel type de retour attendez-vous de la part d’un public de lecteurs qui, s’il n'était pas composé de spécialistes, connaissait souvent Dante (tout au moins en amateur), alors qu’il connaît beaucoup moins Leopardi ?

 

J-C.V. Sur Dante, j’ai eu aussi l’expérience traductive d’une communauté – comme je le disais à l’instant de Leopardi –, mais à propos de la Vita nova. Nous avons procédé à peu près de la même façon que ce que nous faisons sur Leopardi actuellement, avec la différence que beaucoup moins de membres du séminaire étaient habitués au langage de Dante. Je ne dis pas par là qu’ils sont davantage habitués au langage de Leopardi, mais disons que Leopardi est moins loin de nous, donc les jeunes chercheurs, les doctorants et même les étudiants qui sont en Master, ont quand même plus de familiarité et de proximité avec Leopardi, qu’ils n’en avaient à l’époque avec Dante et surtout le Dante de la Vita nova qui est antérieur, bien sûr, au Dante que tout le monde connaît scolairement, au Dante mûr – disons – adulte. D’où une familiarité aux formules scolastiques, pour ne pas parler du Stil novo, etc. Donc, la difficulté était encore plus grande, d’un certain point de vue, et nous avons mis un temps considérable avant d’arriver à une traduction de la Vie nouvelle acceptable en nous appuyant beaucoup sur les deux ou trois lecteurs de Dante qui étaient dans le groupe, dont Marina Marietti – qui est spécialiste de Dante et de Savonarole ainsi que d’un certain nombre d’autres auteurs italiens anciens –, et dont moi-même bien sûr, ne serait-ce que par mon expérience antérieure de la traduction de La Comédie.

Pour Leopardi nous avons une situation qui est un peu plus simple, parce que cet auteur est davantage connu de l’ensemble de notre groupe, qui rassemble quand même une quinzaine de personnes, parmi lesquelles deux ou trois spécialistes de l’auteur. C’est toujours difficile d’avoir un point commun à quinze ou seize intervenants, mais ça l’est peut-être un peu moins parce que Leopardi est plus abordable culturellement pour nous. Sa langue est très difficile, sans doute, mais anthropologiquement, philosophiquement, par son ouverture sur la modernité, par – disons – aussi sa jeunesse, il est beaucoup plus proche de vous tou(te)s qui participez à nous travaux.

De toute façon, nous allons, bien sûr, vers des travaux qui sont toujours extrêmement longs – forcément – et dans lesquels l’ensemble des intervenants doit finalement tomber d’accord, ou plutôt accepter de se trouver en accord. Ce n’est pas le plus simple. Mais la relative proximité de Giacomo (et je pense à un poème récent de Gianni D’Elia ‘Al giovane Giacomo’, que j’ai par ailleurs traduit), son mode de pensée-en-poésie résolument moderne peut aussi compenser la relative méconnaissance du public que nous allons trouver. J’ai bon espoir, donc, pour intéresser et atteindre dans ces lecteurs même jeunes un « tipo di risposta » non différent de celui qu’aurait eu un grand texte poétique encore afférent à notre contemporanéité.

 

F.A. Entamée il y a un peu plus d’un an, cette entreprise traductive s’est révélée tout de suite aussi ardue que prévu, mais en même temps très gratifiante et fructueuse, ainsi que le montre bien, je pense, l’exemple de la deuxième chanson – Sopra il monumento di Dante che si preparava in Firenze (Sur le monument de Dante que l’on allait édifier à Florence) –, le texte que nous avons décidé de présenter ici (et d’offrir) en tant que premier échantillon1.

 

J-C.V. Le début de notre entreprise a été extrêmement laborieux, vous le savez bien : d’abord, nous avons mis beaucoup de temps pour traduire le titre même : quelle coloration va-t-on donner à ce titre ? est-ce que ça va être « Sur le monument de Dante que l’on projetait d’édifier à Florence » - qui serait très exact et très fidèle mais un peu lourd en français - ou bien quelque chose d’un tout petit peu plus léger, comme ce que nous avons choisi finalement, qui est « Sur le monument de Dante que l’on allait édifier à Florence » avec un futur proche qui est plus souple, presque naturel, que l’idée même de projet. Le clone trompeur « préparait » a été écarté d’emblée. Sur les premiers vers de cette Canzone, la deuxième « canzone lunga » des Canti, on se souvient aussi que nous y avons mis un temps considérable : discussions et expérimentations sur la mesure métrique, sur le ton à adopter, sur le vocabulaire bien sûr, sur la syntaxe, sur les choix morphologiques… le choix du mètre, surtout, a été difficile, nous y reviendrons sans doute. Par exemple, est-ce que « Pace » (en début du deuxième vers) peut rester sans article, c’est à dire sans une détermination obligatoire (actualisante) dans le français ? Je pense que non : si l’on met « Paix », sans article, c’est un peu ridicule malgré la majuscule : ça donne une espèce d’allégorie, digne du Grand Guignol… !

La sonorité de la langue impose aussi que cette « paix », qui est monosyllabique, vienne un petit peu renforcée par quelque chose qui de toute façon, en français est obligatoire : c’est-à-dire l’actualisateur “article”. Tout le monde sait qu’en italien on peut avoir le déterminant représenté par une case vide : le déterminant zéro, qui en italien signifie par ex. /indeterminativo plurale/. En français cette possibilité n’existe pas : en français il y a toujours un déterminant exprimé. Donc, dans le cas de « paix », à la fois pour des raisons de rythme, de longueur du mot et pour des raisons de morphosyntaxe, nous avons été amenés presque obligatoirement à mettre « la paix ». En d’autres termes, cela n’a aucun sens de dire : “la fidélité aurait voulu que l’on mît « paix » sans article”. Ce raisonnement-là en soi est faux parce que dans le système italien c’est « pace » le signifiant et dans le système français ce n’est pas son clone « paix », qui évoquerait tout autre chose. Ensuite on peut discuter : est-ce que c’est « une paix », est-ce que c’est « la paix », est-ce que c’est « cette paix » ? L’on a, bien évidemment, plusieurs solutions possibles. Mais on ne peut pas dire « paix » toute seule, qui d’ailleurs ne serait pas davantage fidèle à « Pace ». Par contre, plus loin on trouve un autre exemple : le mot « pietà » (v. 177), lui aussi sans l’article, que nous avons traduit par « pitié », sans article non plus. Comment ça se fait, alors ? Et bien, d’abord le mot « pitié » n’est pas monosyllabique, ensuite pitié n’est pas aussi abstrait que paix : sa charge spirituelle (de vertu, si l’on veut) s’incarne tout de même en un sentiment, qui est relié à la compassion et à ce que j’appelle la « creaturalità » laïque, concept très important chez Leopardi. Leopardi n’est pas un pessimiste ou un nihiliste dans ce sens là, pas du tout : c’est quelqu’un qui – un peu comme Kafka – reste très attentif à ce qui fait notre humanité, au vivant, aux êtres vivants sous toutes leurs formes. Et puis, par ailleurs, la « pitié » peut encore être sentie comme dématérialisée, si je puis dire, puisqu’elle n’est pas forcément exprimée concrètement en acte ; enfin, c’est un sentiment, lequel peut être lui-même dématérialisé sans que pour autant il devienne une allégorie ridicule. Donc le cas est bien différent.

Un mot pour conclure sur ce point. Il est fallacieux de penser que l’on doive se tenir à des principes qui seraient les mêmes dans toutes les occurrences : c’est une belle illusion, mais rien de plus qu’une illusion. Il faut avoir des principes extrêmement rigoureux, au plan de la syntaxe, de la morphosyntaxe, du registre, de la contextualisation, de la mentalité et, bien entendu, de la métrique (à laquelle, notamment, je tiens beaucoup). Inversement, les occurrences textuelles, dans un texte digne de ce nom, ont cela de particulier : qu’elles viennent à occurrence justement, « occorrono » pour la première fois. C’est là l’une des marques d’un texte littéraire. Une traduction technique d’un texte informatif poserait bien sûr d’autres problèmes. Donc, le raisonnement qui consiste à dire « tu as traduit d’une certaine façon à la page 10 et d’une autre façon à la page 50 » ne vaut absolument pas, parce que ce sont là deux occurrences totalement différentes. Les termes d’un texte, encore une fois, pris dans une forme globale, contrairement au langage doxal, habituel, ne recouvrent pas des idées reçues et donc ne recourent jamais à des phrases toutes faites mais sont des créations. Et donc, à chaque fois, la traduction doit recréer cette occurrence unique, qui va être prononcée pour la première fois (et la seule). Jamais quelqu’un d’autre n’a articulé « Perché le nostre genti / Pace sotto le bianche ali raccolga » : c’est la seule fois, c’est une épiphanie unique. Donc il faut que le traducteur ait le même état d’esprit et essaie d’inventer, au delà du sémiotique – et même, si possible, d’être un peu en avance sur ce que les gens racontent autour de lui dans le langage quotidien (ce qui se dit et ne se dit pas…) –, pour que cette occurrence soit un événement qui se produit pour la première et l’unique fois.

 

F.A. En bref, la question fondamentale c’est que la traduction (et surtout la traduction littéraire) n'est pas concevable comme un acte technique de transposition, ou de transport, d’un signifié d’une langue à une autre (par l’adéquation du signifiant), mais consiste en un procédé bien plus complexe, impliquant un véritable acte de création : la reconstitution d’un discours qui, dans le cas du texte littéraire, se caractérise précisément par la versatilité et la polysémie du langage connotatif du texte littéraire. La traduction d’un texte doit produire également un texte, comme vous le dites, « digne de ce nom » : c’est à dire lisible et expressif dans la langue d'arrivée de même qu’il l’était dans celle de départ.

De ces prémisses théoriques et pratiques découlent, je crois, certains choix très précis – concernant notamment le recours extrêmement modéré, ou presque nul, aux notes et à l’appareil critique – qui marquent de façon nette votre traduction de la Commedia dantesque de même que celle de la Vita nova. À cet égard, votre solution se place aux antipodes par exemple de celle proposée par Jonathan Galassi : traducteur-poète lui aussi, et personnalité de relief de l’édition américaine, qui a retraduit intégralement les Canti en anglais. Son ouvrage, « Giacomo Leopardi’s Canti » – qui vient de paraître et est présenté à l’Institut Italien de Culture de Toronto) – a comme seul antécédent la première traduction anglaise des Canti léopardiens, qui remonte à 1887. Il est clair par conséquent que cet ouvrage a des présupposés bien différents de ceux de notre entreprise. Mais, au delà du fait d’être le résultat d’un travail individuel et non pas collectif, cet ouvrage diffère radicalement du nôtre par l’abondant appareil critique qu’il propose en complément de la traduction proprement dite (un essai introductif, une « Chronologie », une « Bibliographie » ainsi que des notes étendues). Il s'agit d’ailleurs d’un choix qui a été beaucoup apprécié et loué par la critique et le public, mais qui tend à rapprocher la traduction d’un texte de service ayant pour tâche de transposer une œuvre d’une langue dans une autre et, à l’occasion, de remplir une fonction d’explication et de divulgation de l’œuvre.

 

J-C.V. Mon ambition a toujours été de produire des textes littéraires dans la langue de destination (LD). Pour la Comédie (et c’est un petit peu, là, presque un geste provocateur), je n’y ai mis aucune note. Il y a une seule fois une intervention de type philologique, c’est-à-dire un mot qui est mis en partie entre crochets parce que sa “leçon” est indécidable : c’est vraiment un point sur lequel personne ne saurait donner de solution, en l’absence de tout autographe. Et c’est le seul exemple : cela se trouve dans le Purgatoire – je pourrai le citer exactement, mais ici nous parlons de Leopardi et non de Dante – mais encore faut-il dire que ça n’est pas une note, c’est une intervention de philologie textuelle, la seule. En revanche, dans chaque entête de chaque volume de La Comédie, j’ai mis une très courte introduction dans laquelle je dis ce qui pour moi, à mon sens, est irremplaçable, est unique, est absolument original, non seulement à l’époque où Dante le produit mais pour tous les temps (une définition des classiques). Ce sont des introductions extrêmement brèves, des sortes de mises en train. À la fin du dernier volume, du Paradis, il y a enfin une postface qui est un peu plus longue, dans laquelle je donne un peu ma lecture globale de cette œuvre qui est La Comédie de Dante Alighieri. Donc là il y a le discours du traducteur, si je peux dire, du traducteur spécialiste quand même aussi et herméneute de l’ensemble. Entre les deux – entre ces très courtes introductions et cette plus longue postface à l’ensemble de l’œuvre, dans laquelle d’ailleurs j’ai tenté un discours général mais surtout à travers des points qui sont comme des fiches sur tel ou tel problème – entre les deux extrêmes, donc, chaque chant a « un occhiello », une sorte de chapeau dans la tradition des éditions anciennes, où je donne l’essentiel pour la compréhension des allusions historiques ou culturelles du chant en question. Le reste ne me concerne pas. Si l’on veut approfondir – mieux que je ne pourrais le faire, quand bien même j’aurais mis une note –, mettons qui est le parent de Dante que Dante-voyageur fait semblant de ne pas voir dans l’Enfer – avec tous les problèmes psychologiques disons très simplement, pour ne pas dire psychanalytiques – qu’implique cette non-reconnaissance de son propre parent dans l’Enfer – eh bien on va lire un article, par exemple. Il y a des instruments qui existent, surtout aujourd’hui avec internet, il y a un dictionnaire dantesque, il y a des encyclopédies...

Revenons à Leopardi. Pour Leopardi les instruments sont peut-être moins faciles à trouver, il n’existe pas d’encyclopédie de Leopardi, mais cependant il y a des éditions scolaires commentées. Beaucoup de gens qui vont lire cette traduction bilingue, si vraiment ils ont une curiosité sur un point précis, peuvent, je pense, se reporter à des ouvrages en italien, qu’ils trouveront à la bibliothèque. S’ils n’ont pas cette chance, ils peuvent utiliser l’édition de Michel Orcel, dont nous parlions tout à l’heure, qui a un appareil de notes tout à fait suffisant à la compréhension cursive. Nous ne sommes pas dans une logique de concurrence commerciale, faut-il le souligner.

 

F.A. De toute manière, ce n’est pas la tâche du traducteur, dites-vous, que de donner l’explication du texte ou, moins encore, la présentation de l’auteur traduit.

 

J-C.V. Voilà, exactement : cela n’est pas du tout notre problème. Dans le cas de la Vie nouvelle - que vous évoquiez tout à l’heure et qui est un cas un peu particulier puisqu’il s’agit d’une édition critique bilingue - là j’ai réduit les notes au maximum : c’est-à-dire du coté du texte français il n’y en a quasiment pas ; il y a quelques notes par exemple qui traduisent les interventions en latin d’Amour, puisque Amour généralement parle en latin, et cette distanciation n’est pas sans intérêt pour un discours critique sur la Vita nova, par ailleurs. Donc là je donne la traduction, puisqu’en France on ne lit plus le latin, malheureusement ; et sur les pages de gauche, où se trouve le texte italien, je donne les justifications des choix philologiques, en particulier quand ils divergent de ceux habituellement fournis dans les éditions courantes qui sont, pour faire vite, sur les choix de Barbi, et je m’appuie pour cela bien entendu sur Guglielmo Gorni, dont nous avons suivi le parti éditorial. Et qui lui-même avait voulu s’intéresser aux débuts de nos travaux. Par contre, je mets par exemple un dictionnaire de rimes dans cette édition, parce que cela me semble important. Peut-être que nous pourrions discuter de ce type d’appareil pour Leopardi : est-ce qu’un dictionnaire de rimes est intéressant ? Elles sont tellement cachées, souvent, ou rares ou particulières chez Leopardi, que cela serait peut-être précieux. En revanche, mettre une note très longue pour expliquer que les gens qui se cotisaient pour construire le monument à Dante à Florence étaient de tel ou tel groupe social, de telle tendance politique, je vois mal l’intérêt : cela n’a aucune nécessité ici pour notre entreprise.

 

F.A. Donc, en situation traductive, les notes ne sont pas pertinentes : par exemple, une note illustrant la tradition lexicale et sémantique, dans l’histoire de la langue italienne, d’un adjectif comme “cortese” (que nous trouvons ici au v. 33, en position marquée en fin de vers, exactement comme « pietà » susmentionnée, au début du v. 177), alors que la traduction ne peut ni ne doit être une explication, mais un texte véritable elle-même ?

J-C.V. Tout à fait. Une traduction n’est pas une explication de texte, laquelle souvent éteint le feu poétique au lieu de l’aviver. Nous avons, dans l’école française, une vénérable tradition de l’explication de texte, par ailleurs, mais elle est pour ainsi dire propédeutique à la lecture. Il faut arriver à faire sentir dans le texte destinataire, dans le texte d’arrivée, ce qui est caché sous le texte de départ originel. Par exemple ce subjonctif, tout à fait au début de la chanson dont nous parlions, - « Perché le nostre genti / Pace sotto le bianche ali raccolga » - ce subjonctif est complexe à rendre en français, parce que le subjonctif français n’est pas marqué, alors que le subjonctif italien est toujours marqué et reconnaissable : « cammino » > « (che io) cammini », il est perçu immédiatement, alors qu’en français « je marche » > « que je marche » ne porte aucune marque (et, au delà de l’orthographe, « (je) marche » / « (tu) marches » non plus). Donc il faut trouver des solutions à partir des ressources de la langue destinataire. J’en donne simplement quelques-unes parce que je les ai sous les yeux : « les gens de notre peuple seraient-ils tous sous les ailes de la paix, que… ». Ou, deuxième solution : « bien que les nôtres soient tous sous les blanches ailes de la paix… », et là il n'y a pas besoin du « que » parce que le « bien que » amène la suite. Troisième solution : « bien que la paix resserre tous les nôtres sous ses blanches ailes » ; ou bien encore : « bien que la paix resserre – idem – tout notre peuple sous ses blanches ailes », et là on est passé d’un novénaire à un décasyllabe... etc. etc. (voyez le presque intraduisible Pascoli : « Io sono una lampada ch’arda soave », évoluant en “ch’arde soave”)...

Je ne veux pas ennuyer les lecteurs en citant trop d’exemples, mais nous avons mis là, en commençant, énormément de temps et ça c'est fondamental parce que ce temps que nous y avons mis, nous l'avons gagné pour la suite. Nous nous sommes, je pense, surtout mis d’accord, alors que chacun (avez-vous remarqué ?) tient très fortement à SA solution traductive, comme si les deux états de ce texte (TO et TD) lui appartenaient. Il est douloureux de renoncer à sa propre solution. Personne n'a vraiment contesté mais, encore une fois, après de longues discussions et de longues hésitations légitimes.

 

F.A. Alors, dans cet ordre de questions, et à propos de longues discussions, je me souviens par exemple de la contribution donnée, toujours dans la phase initiale de la traduction de cette chanson, par une collègue spécialiste du Risorgimento sur la question de comment rendre le syntagme « le nostre genti » (v. 1), dans le but d’en garder toute la nature problématique – due à la situation politique italienne particulière à ce moment historique-là (s’agissait-il d’un ou de plusieurs peuple(s), ou nation(s), ou pays… ?) – et bien évidemment cruciale dans ce texte, ainsi que dans les autres « canzoni civili ».

 

J-C.V. Là aussi, après des longues discussions, nous nous sommes mis d'accord finalement sur... je ne sais pas à quoi donner au juste la priorité : est-ce que c'est plus sur une morphologie (il faut garder le pluriel) ? Mais on aurait pu dire aussi qu’il fallait garder le féminin, parce que « le nostre genti » c'est un féminin (pluriel) évidemment. On aurait pu discuter longtemps là-dessus. Ou bien est-ce que c’est la composante culturelle qui a été prépondérante : l’Italie, bien entendu, n'était pas unie, tout le monde le sait. Existait-elle seulement? on peut en douter (on se souvient de la fameuse expression de Metternich et donc des occupants autrichiens : « c'est une expression géographique »). Mais cela déjà chez Dante, ou chez Pétrarque qui est pourtant fier de son « Italia » : dans la Comédie je me permets de signaler en tout cas, que j'ai traduit « Italia » par « Italie » lorsqu’il s’agit du pays globalement pris (idéel, ou spatial, de paysage si l’on veut). Toutes les autres occurrences je les ai traduites au pluriel. Il se trouve que le français possédait un vieux mot pluriel, qu'on trouve dans des textes au moins jusqu'au XVIe siècle et qui était très employé par exemple par Lemaire de Belges, un auteur bilingue. Ce mot pluriel c'est « les Itailles » (ou Ytailles). Ça parait un peu bizarre la première fois mais on s’y habitue vite et cela convient parfaitement à ce que Dante pouvait percevoir de ce pays. Leopardi un peu moins, parce que Leopardi avait l’aspiration déjà envisageable à l’unité politique. Il était dans ce courant d’aspiration pré-unitaire, très fort. Néanmoins, je pense que la donnée historico-culturelle est fondamentale ; et si elle s'ajoute à la donnée morphologique, ou de genre, dont j'ai parlé tout à l'heure, il faut un pluriel obligatoirement. Donc on est arrivé finalement à un pluriel.

 

F.A. Voilà, à ce propos, pour reprendre et conclure ce que nous disions sur la communauté des traducteurs, quels sont les avantages – en ce qui concerne la richesse des apports de chaque participant – de la « traduction collective », mais aussi, fatalement, les difficultés découlant de cette démarche complexe ? Autrement dit, dans quelle mesure la variété des compétences spécialisées et diversifiées de chacun vient-elle en aide à cette nécessité de garder unies toutes les variables – linguistiques, historiques, culturelles etc., que nous venons d’évoquer – jouant dans l’acte de traduction, et dans quelle mesure au contraire cela risque-t-il de compliquer le bon déroulement du travail ?

 

J-C.V. La communauté des traducteurs, dont on parlait tout à l'heure, ne fonctionne justement que s'il y a une pluralité de compétences, de sensibilités et de voix qui s'expriment. Les deux choses vont ensemble. C'est-à-dire que s'il n'y a pas cette pluralité c'est un groupe mou qui va suivre un chef ou l'on ne sait quoi (la doxa, selon toute vraisemblance) : la plus forte pente de la facilité. Si par contre c'est trop divergeant et qu’il n'y a pas de collégialité, on n’arrive à rien. C'est un danger que j'ai accepté une fois pour toutes parce que parfois, quand il y a des nouveaux jeunes qui s'agrègent, et bien on a cette cacophonie et il faut l'accepter. Elle est néanmoins intéressante pour un temps, d'abord parce que les participants les plus jeunes, qui n'ont pas d'expérience, renvoient quand même un écho de l'état actuel de la langue dans son inventivité, que moi je n'ai plus, peut être : je suis très sensible, j'écris moi-même dans un français d'aujourd'hui, je pense, mais je suis moins sensible à ce genre d'actualité – pas de modes – dans ce qui est la langue de destination, à savoir la langue française. Donc ça c'est la première chose. Une autre chose importante c'est que sur, par exemple, la compréhension fine de ce pluriel – « le notre genti » – effectivement une spécialiste du pré-Risorgimento va nous apporter quelque chose, mais aussi les italophones du groupe vont peut-être attirer notre attention sur quelque chose qu'on aurait eu tendance, en français, à mettre au singulier : « notre peuple » va presque de soi en français... Il y a bien sûr la langue originaire, la langue de départ, et il y a la langue de destination : il est donc très important qu'il y ait des participants qui soient plus italophones et d'autres davantage francophones, connaissant l’autre code, de chaque versant (LO, LD). Ça c'est fondamental. Il faut que tous possèdent suffisamment les deux langues évidemment, en acceptant toutefois de n’en posséder qu’une mince strate, comparée à l’océan varié dans lequel le traducteur doit se mouvoir comme un poisson.

 

F.A. Donc il ne faut jamais oublier qu’on compare deux « langues-cultures ».

 

J-C.V. Évidemment, des « langues-cultures » pour comprendre la contextualisation et la périodisation, ce qui s'est passé vraisemblablement à l'époque où Leopardi pouvait écrire, dans une province par ailleurs reculée de l'Italie « papalina », par certains aspects auto-satisfaite. Le monde des références. Donc il y a toute une série de choses qui peuvent être très subtiles, à la marge du trans-mental, du suprasegmental, de l’implicite, du gestuel, etc. Parce que seule la traduction, réfléchie, pensée, qui est une pratique-théorie, “scientifique” (j’ose le dire) est capable de prendre en compte, à tous les instants, les présupposés et l’ensemble des niveaux de l’analyse linguistique. Devenus implicites dans l’expression, bien sûr. C’est-à-dire : on n’oublie pas la syntaxe parce qu’on s’intéresse au lexique et on n’oublie pas la morphologie parce qu’on est obsédé par le registre de langue ou les implications pragmatiques de telle expression, ou sa coloration stylistique aujourd’hui. Il faut tenir tout à la fois et sans oublier, bien entendu, le suprasegmental : c’est à dire pas seulement la mesure des vers, comptée, mais leur rythme. Et je parle en particulier du rythme des vers, non seulement de la cadence de la phrase en général (qui existe toujours également, en poésie et en prose). Donc ça fait beaucoup de choses, mais le résultat c'est qu’il faut écrire un mot ou deux, sans notes, l’un après l’autre avec la conscience plus ou moins aiguë de ce qui en restera à la lecture, encore une fois : j’abrège, puisqu’on a dit déjà cela tout à l’heure.

 

F.A. L’une des principales difficultés consiste à tenir compte du plus grand nombre de composantes sémantiques possible, en sachant cependant apprécier et décider quelles composantes privilégier à chaque fois, quels éléments faire prévaloir en l'occurrence, selon les différents contextes.

 

J-C.V. Oui, c’est parfaitement dit. Il faut tenir ce faisceau qui est le corps même de la langue : c’est ça le corps de la langue. L’essentiel c’est qu’il faut traduire le corps de la langue, non pas ce que les exégètes peuvent dire sur l’histoire de tel ou tel mot ou sur les sources du passage. Nous aussi nous savons de ces choses, mais elles doivent converger toutes en texte (le TD seul). Prenons All’Italia. Tout le monde se réfère à Pétrarque, bien sûr. Mais beaucoup plus près de Leopardi, tout le monde ne sait pas que Filicaja écrit un « All’Italia » qui justement est une « canzone » laquelle guarda caso ne respecte pas les divisions entre « fronte », « sirma » etc., comme fait Leopardi. Donc, si je voulais mettre une note, je m’arrêterais où ? je parle de Pétrarque ou je parle aussi de Filicaja ? et jusqu’à quel point de détail ? c’est un question insoluble. C’est une grande naïveté ou parfois une marque d’ignorance, que de croire résoudre toutes les difficultés à l’aide de « notes du traducteur ». Je pense que cette histoire de « fronte indivisa » (avec enjambement etc.), pas plus que l’estime de Leopardi pour nombre de poètes dits mineurs du XVIIIe siècle, en particulier didactiques, n’intéresse guère le lecteur de notre traduction bilingue. Par contre, ce qui l’intéresse c’est d’abord qu’on ne fasse pas de contresens sur « Perché le nostre genti… » suivi de subjonctif – puisque certains traducteurs font tranquillement un contresens – ; deuxièmement, que l’on cherche en français des formes équivalentes, si elles existent… Donc il faut aller chercher dans la langue destinataire. Quand nous avons préparé ce texte « Sopra il monumento di Dante » je suis allé voir dans Racine, par exemple : « Quand vous me haïriez je ne m’en plaindrais pas », c’est bien cet usage-là (« Perché raccolga… non fien da’ lacci sciolti »), c’est exactement la même construction. Donc, on va travailler là-dessus. Est-ce qu’on va mettre une note : « comme chez Racine » … ?! ça, ce serait ridicule, même si des éditeurs en seraient, comment dire, rassurés ! Franchement cela n’a pas de sens. Pour conclure, nous avons passé beaucoup de temps sur les premiers vers principalement pour deux raisons : 1. rendre la valeur du subjonctif avec « perché » : c’est une espèce de concessive assez difficile à restituer (et subsidiairement la question lexicale du « peuple » ou des « gens ») ; 2. mais surtout – on le sait bien, nous sommes ici au moins deux à le savoir – pour choisir le mètre. Ça c’est beaucoup plus important en fin de compte. Il s’agit, certains l’oublient parfois (comme pour Dante – ou d’ailleurs Shakespeare), avant tout de poésie.

 

F.A. À ce propos, justement, combien et pourquoi le mètre est à votre avis si important ? Il y a pourtant beaucoup de traducteurs de poésie qui se passent bien du mètre…

 

J-C.V. Le mètre est fondamental : il n’y a pas de texte poétique sans mètre, dont la limite extrême serait le vers libre, en deçà la poésie n’existe pas. Il se trouve même chez un grand éditeur parisien, que je ne nommerai pas, une traduction du plus formel de tous les poètes lyriques, en prose. Le plus formel de tous les poètes lyriques c’est Petrarca bien sûr. Et il existe chez cet éditeur parisien une traduction en prose des Rerum Vulgarium Fragmenta, mais ils ne savent même pas sans doute que le « Canzoniere » s’appelle aussi comme ça… c'est la traduction en prose de « chants », comme ceux de Leopardi, ou plus tard de Pascoli (Canti di Castelvecchio, totalement inconnus en France)… mais glissons, cela n’est pas très intéressant.

Nous, nous avons passé énormément de temps pour choisir cette chose qu’on appelle le mètre, dont le statut est éminemment marqué historiquement (et de manière différente, bien sûr, en LO et en LD). Dont le résultat est éminemment musical. Et une fois qu'on a choisi le mètre, dans le mètre il y a le rythme, qu'il faut également penser un tout petit peu.

 

F.A. Quelles remarques pouvez-vous faire, à propos de nos choix métriques par rapport d’une part au modèle (le mètre léopardien) et d’autre part au contexte de la réception (la tradition métrique française) ?

 

J-C.V. Curieusement, sur ce point on retrouve en général deux attitudes contradictoires : d’idolâtrie formelle (au sens de formaliste) ou bien d’indifférence totale et de superficialité (et ici, le “vers libre” a bon dos). Je m’explique. Je veux dire par là que le même schéma de mètre est imposé, mécaniquement – en passant d’une langue à l’autre –, autant qu’à l’inverse tout mètre (considéré comme inutile décoration) est négligé : la seconde attitude étant bien sûr plus facile à tenir que la première. Il n’y a pas de raison d’imposer l’alexandrin “classique” en face de l’endecasillabo, mais c’est un parti pris quand même plus courageux que celui consistant à faire comme si le texte d’origine n’avait pas été écrit en vers, n’est-ce pas ? D’autres considérations peuvent entrer en ligne de compte (le vers n’est pas vendeur, etc.), qui n’intéressent pas ici. Les traditions elles-mêmes sont transposées à l’aveugle, alors que pour le moins – comme nous le savons – tout devrait être décalé (au classicisme français correspond la pleine saison baroque, par exemple). Il y a eu très longtemps une attitude de type assimilateur, comme dans d’autres pays culturellement puissants. Une illustration extrême en serait cette traduction dantesque du début du XXe siècle en rimes plates (baciate) mais selon une disposition ternaire : autrement dit, des distiques français camouflés en terza rima italienne (soit : AAB BCC DDE EFF GGH…), impressionnant. Et à la limite de la falsification. Plus près de nous, l’excellente traduction des Canti due à Michel Orcel adopte des vers à peu près réguliers, oscillant du décasyllabe à l’alexandrin. Nous avons beaucoup hésité, on l’a vu plus haut, avant d’opter pour une solution qui avait déjà séduit le précédent séminaire (sur la Vita nova) : des vers surprenants, pour éviter tout ronron (la fameuse tiritera de l’alexandrin), en 11 positions et accent interne mobile, pour l’endecasillabo dominant ; et en revanche des vers classiques (sénaires) pour les vers plus courts, à savoir settenari dans le TO. La surprise, obligeant à une certaine qualité d’écoute, est comme gratifiée par le retour du mètre reconnaissable, rassurant, des sénaires. Donc (par ex. aux vers 69 ss.) :

 

 

Ecco voglioso anch'io Ad onorar nostra dolente madre Porto quel che mi lice, E mesco all'opra vostra il canto mio... Désireux moi aussi de rendre honneur à notre mère affligée j’offre ce que je puis, et je mêle mon chant à votre travail…

 

 

– où, par parenthèse, puisque nous parlions aussi des rimes, se remarque la rime en /-i/ à compenser la perte de la rima inclusiva (quasi identica) à forte valence sémantique bien sûr de io :: mio. Modeste écho sonore – mais c’est mieux que rien – à la rime toujours signifiante de Leopardi.

J’ajoute, car je sais que vous allez me le demander, qu’une attention minutieuse à ces questions est d’autant plus urgente dans le cas présent (et en France) que la seule réception de Leopardi a été, traditionnellement, celle du penseur et, disons, du moraliste. En dépit des versions poétiques précoces de Sainte-Beuve, puis des adaptations de Lacaussade (son secrétaire) et d’autres, un peu par suggestion de ce qu’en disait Nietzsche, les Français ont reçu en parallèle Leopardi et Schopenhauer, deux figures de la pensée négative et d’un pessimisme trop souvent confondu avec le désespoir romantique (le « pauvre Léopardi » de Musset). Il est urgent – et ça l’était, encore une fois, également pour Dante – non pas de déclarer mais de prouver sur pièces (textuelles) que leurs chefs d’œuvres font partie sans conteste de la grande poésie universelle, encore de nos jours. Certes non indépendamment de, mais conjointement à la hauteur de leur pensée (et, comme pour Shakespeare, de leur pensée-en-poésie). L’un de nos exemples et modèles, Yves Bonnefoy, disait parfaitement que le sens du texte, une fois pénétré et explicité le plus précisément possible, va tout entier être « replié sous quelques mots ». Seule la lecture à venir, concrètement – et non dans un hypothétique lecteur idéal – saura déplier à nouveau cette merveille, et faire (cette fois selon l’expression d’Audiberti, traducteur du Tasse) que « la belle endormie se réveille ». Nos traductions essaient d’éveiller cette « belle endormie », sans qui le chant poétique reste lettre morte ou froide exposition de concepts “poétiques”, voire de sentiments “poétiques”, voire de ces fameux cas de “l’effet poétique” (Jakobson)… non de poésie. Le sentiment poétique, il faut y insister, n’est pas la poésie : celle-ci est une « machine de mots », comme disait à peu près Valéry. Même si l’on ne pose que la question des horizons et de la réception, déjà plus complexes, notons-le, que celle de la politique éditoriale, ce sont à mon avis ces choix-là qui restent fondamentaux.

 

F.A. D’après vous, dans quelle mesure et de quelle manière la traduction intégrale du Zibaldone, sortie il y a une dizaine d’années, a-t-elle pu jouer sur la réception de Leopardi en France ? Peut-on supposer que le lecteur français s’intéresse davantage à cet auteur et pourquoi ?

 

J-C.V. Cette entreprise éditoriale surprenante, aidée par de solides subventions mais en définitive solitaire et sans aucun doute courageuse, pour laquelle on ne peut qu’avoir de l’admiration, a relancé puissamment l’intérêt d’un lectorat francophone pour notre auteur. Le terrain, il faut y insister, avait été préparé par toute une série d’éditions partielles, d’essais, de traductions poétiques et autres, chez le même éditeur ou chez d’autres, en France, en Suisse et ailleurs. Je ne citerai qu’un nom, parce qu’il est peu connu et ne paraît plus sur le marché : “L’Alphée”, revue exigeante et maison d’édition tournée vers la création et l’Italie. Il y aurait d’autres noms encore, mais notre temps est presque écoulé. J’ignore très sincèrement quel est ce lectorat à l’intérêt renouvelé, à la suite de la parution de l’énorme volume du Zibaldone. Je doute – mais voudrais tant voir mon pessimisme contredit –, je doute fort qu’au succès de vente tout à fait mérité de ce livre considérable correspondent en nombre équivalent autant de lectures du texte (combien achètent un livre sur la foi d’une campagne de presse, qui ensuite ne l’ouvrent qu’à peine une fois, rentrés chez eux)... Quoi qu’il en soit, je n’affirmerais pas que la poésie de Giacomo Leopardi, qui nous a réunis autour de ce projet dans notre séminaire, soit concernée essentiellement par la sortie du Zibaldone – pas plus que la poésie de Dante ne l’a été par les traductions du Convivio et du De Vulgari Eloquentia naguère (et de cette dernière encore tout récemment). Il reste, mais j’enfonce là une porte ouverte, que toute traduction intégrale – les éditeurs français hésitent depuis un quart de siècle maintenant devant la masse de Horcynus Orca (pour sortir de notre discours et de notre période) – est hautement souhaitable, au delà d’une logique commerciale et éditoriale à court terme. Après tout, feu notre belle Imprimerie Nationale a bien osé, dans un format décourageant le lectorat “moyen”, un Songe de Poliphile en 2004 (trad. G. Polizzi). Nous espérons que de telles entreprises, à tout le moins, nous faciliteront l’accès à une édition de large diffusion – pourquoi pas en livre de poche –, pour nos propres Chants à venir. Reste que notre entreprise est d’une espèce un peu différente : notre espoir est que quelqu’un, ouvrant un peu par hasard ce futur volume, reste saisi et comme « pris par les cheveux » (une expression que je cite de mémoire, mal, à propos de ce qu’est la poésie selon Emily Dickinson) et retrouve l’envie de se plonger dans un texte poétique, comme l’on se plonge dans un roman à suspense. Notre auteur infiniment aimable, Giacomo, mériterait bien cela, dans une langue qu’il aimait particulièrement – à l’instar du grec – comme vous le savez par vos recherches, Francesca, maintenant bien mieux que moi.

 

 

Bibliographie:

 

Edizioni e traduzioni francesi delle principali opere leopardiane (Zibaldone, Canti, Operette morali)

 

- G. Leopardi, Du "Zibaldone" ; 133 fragments choisis, présentés et trad. de l'italien par Michel Orcel, Cognac, le Temps qu'il fait, 1987;

- Édition thématique du "Zibaldone" ; éd. établie par Mario Andrea Rigoni, Paris, Allia, 1993- :

- Le massacre des illusions, vol. 1, éd. établie par Mario Andrea Rigoni, trad. de l'italien par Joël Gayraud, Paris, Allia, 1993;

- La théorie du plaisir; éd. établie et commentée par Giorgio Panizza ; précédé de "Le plaisir et l'art du bonheur" par Adriano Tilgher ; trad. de l'italien par Joël Gayraud, Paris, Allia, 1994 ; vol. 2

- Théorie des arts et des lettres ; trad. de l'italien par Joël Gayraud, Paris, Allia, 1996 ; vol. 3

- G. Leopardi, Tout est rien : anthologie du "Zibaldone di pensieri"; éd. établie par Mario Andrea Rigoni ; trad. de l'italien par Eva Cantavenera et Bertrand Schefer, Paris, Allia, 1997;

- G. Leopardi, Philosophie pratique ; textes choisis, trad. de l'italien et présentés par René de Ceccatty, Paris, Rivages, 1998;

- G. Leopardi, Zibaldone ; trad. de l'italien, présenté et annoté par Bertrand Schefer, Paris, Allia, 2003.

 

CANTI :

- G. Leopardi, Canti (avec un choix des Œuvres morales) ; traductions de F.-A. Aulard, Juliette Bertrand, Philippe Jaccottet et George Nicole ; présentation de Jean-Michel Gardair, Paris, Gallimard, 1982-en prose

- G. Leopardi, Chants : trad., présentation, notes, chronologie et bibliogr. par Michel Orcel ; préf. par Mario Fusco, Lausanne, l'Âge d'homme, 1982;

- G. Leopardi, Poèmes et fragments : texte italien ; trad. nouv. de Michel Orcel ; préf. de Florian Rodari, Genève, La Dogana, 1987;

- G. Leopardi, Chants : texte original ; version française, présentation et notes par Michel Orcel, Paris, Aubier, 1995;

- G. Leopardi, Chants ; traduction de Arlette Estève ; préface de Pascal Gabellone, Montpellier, "Prévue", 1996;

- G. Leopardi, Chants : trad., présentation, notes, chronologie et bibliogr. par Michel Orcel ; préf. par Mario Fusco, Paris, Flammarion, 2005;

- G. Leopardi, Chants, édition bilingue ; traduit de l'italien, préfacé et annoté par René de Ceccatty, Paris, Éd. Payot & Rivages, 2011.

 

À signaler aussi un n°. spécial de la revue “Europe”, avec des traductions des Idilli par J.Ch. Vegliante, été 1998.

 

 

¹"La traduzione di "Sopra il monumento di Dante" di cui si parla in questa intervista compare nelle sezione TRADUZIONI"